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Le surlendemain, par l’intermédiaire de Semourê, Djoser fit savoir à Mokhtar-Ba qu’il était prêt à le recevoir. La délégation chypriote parcourut l’avenue menant au palais dans un mélange d’hostilité et d’indifférence. La foule silencieuse massée sur le passage n’était guère nombreuse. Des gardes royaux la surveillaient sans trop de zèle. Si quelques pierres jaillissaient, on ne se presserait pas trop de rechercher les coupables. Mokhtar-Ba avait souhaité se montrer à son avantage en arborant une tenue clinquante. Cependant, au fur et à mesure de sa progression vers le cœur de la capitale, une sourde angoisse s’insinuait en lui. La populace ne l’aimait pas, et le lui faisait clairement comprendre par ce silence lourd de sous-entendus. Il n’avait pas pris part personnellement aux combats qui s’étaient déroulés ici quinze ans plus tôt, mais quelques-uns de ses capitaines étaient présents. Depuis toujours, les relations entre les Chypriotes et les pirates qui hantaient les côtes étaient basées sur l’ambiguïté. Les Peuples de la Mer, insaisissables, sans scrupules, sans foi ni loi, avaient établi leurs repaires en différents points de l’île. Les rois de Chypre avaient déjà suffisamment de difficultés à maintenir un semblant d’unité entre les différents princes qui se partageaient le territoire qu’il leur était difficile de lutter directement contre les pirates. Lui-même avait été contraint plusieurs fois de composer avec eux, et de supporter sans sourciller le pillage de petits villages de l’intérieur. Il ne disposait pas d’une armée assez puissante pour lutter contre ces êtres évanescents. Attaquer leurs bases ne résolvait rien : ils fuyaient et les reconstruisaient plus loin. De plus, certains nobles chypriotes n’hésitaient pas à se mêler à eux pour participer à leurs razzias.
L’inquiétude de Mokhtar-Ba avait une autre origine. Ce qu’il découvrait de Mennof-Rê le déroutait. Jamais il n’aurait imaginé une cité aussi vaste et aussi belle. La haute enceinte à redans qui protégeait la ville étincelait d’un blanc éclatant à la lumière du soleil. Les demeures étaient parfaitement entretenues. Depuis sa litière, portée par une douzaine de ses guerriers, il devinait de superbes jardins ornés d’arbres et de bassins alimentés en eau malgré la sécheresse. Il fut tout d’abord envahi par un sentiment de jalousie, qui se changea bientôt en une admiration non feinte. Un peuple capable de bâtir une cité aussi prodigieuse méritait le respect.
À Chypre, les gens mouraient de faim par centaines. Les dieux indifférents ou hostiles avaient laissé les démons envahir l’île sous la forme d’épidémies dévastatrices. Des hordes de gueux en haillons hantaient la campagne et attaquaient les villages isolés, pillant les maigres réserves de grains, abattant le bétail, massacrant les habitants. On lui avait même rapporté plusieurs cas d’anthropophagie.
À Mennof-Rê, les citadins semblaient manger à leur faim. Les champs entrevus depuis le fleuve paraissaient verts, malgré la sécheresse. Les troupeaux, nombreux, se composaient de bêtes superbes. Le roi de ce pays possédait sans aucun doute l’art de la magie, et disposait d’une puissance sans commune mesure avec la sienne. Il n’avait nul besoin de son alliance, ni de son argent. Avant même de l’avoir rencontré, Mokhtar-Ba savait déjà que son entrevue se solderait par un échec. Il l’avait deviné en abordant à Busilis, la cité maritime située à l’est du Delta, où autrefois les Égyptiens avaient vaincu son peuple, allié aux Édomites. La ville avait été reconstruite, et elle était plus grande encore qu’Alashia, la capitale chypriote.
Au palais, on attendait la délégation avec la même indifférence que le peuple. Personne n’avait envie de rencontrer le petit roi arrogant qui protégeait les écumeurs de la Grande Verte. Le roi avait hésité à le recevoir. Mokhtar-Ba s’était quasiment imposé en envoyant un émissaire alors qu’il avait déjà débarqué sur le sol de Basse-Égypte. Djoser avait réduit les fastes de la réception au strict minimum. Seuls ses plus proches conseillers assisteraient à la visite, ainsi que la famille royale.
Khirâ attendait avec impatience l’arrivée des Chypriotes. Depuis ses deux rencontres avec Tash’Kor, elle n’avait cessé de penser à lui. Elle s’en voulait de cet intérêt inexplicable. Il lui semblait parfois ne plus s’appartenir. Pourtant, même si elle avait la sensation de l’avoir remis vertement à sa place, il s’était bien moqué d’elle. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour séduire d’autres filles. Elle le détestait. Mais elle était très curieuse de le revoir. Pour bien lui montrer qu’il ne pouvait espérer épouser ainsi la fille de l’Horus Neteri-Khet.
Cependant, la satisfaction vengeresse de Khirâ se mua en stupéfaction lorsque la délégation chypriote entra dans la salle du trône. Derrière le roi Mokhtar-Ba marchaient deux Tash’Kor ! Elle se crut l’objet d’une hallucination et mit plusieurs instants avant de comprendre qu’il s’agissait de jumeaux. Vêtus de manière identique, il était impossible de les distinguer l’un de l’autre. Elle s’expliquait à présent pourquoi Tash’Kor avait eu l’air surpris lorsqu’elle l’avait retrouvé sur les rives du fleuve : elle s’était adressée à son frère.
Mokhtar-Ba et ses fils s’avancèrent vers le trône orné de pattes de lion sur lequel Djoser avait pris place. Le souverain des Deux-Terres avait coiffé la double couronne rouge et blanche, et tenait, croisés sur la poitrine, les insignes de son pouvoir, le Heq et le Nekheka, la crosse et le fléau. La barbe postiche de cuir tressé ornait son menton. À son front se dressait Ouadjet, la déesse-cobra, symbole de la colère de Rê, qui était censée foudroyer les ennemis de Kemit. À ses côtés, Thanys portait une robe de lin blanc d’une finesse extrême, dont le drapé brodé d’or mettait sa silhouette en valeur. Sur sa tête était posé un diadème d’électrum incrusté de lapis-lazulis et de turquoises, pierres de la déesse Hathor.
Malgré sa richesse, la tenue du roi chypriote n’était pas aussi élégante et manquait de raffinement. Il affichait un visage hautain, pour bien montrer son insatisfaction d’avoir été contraint de patienter plusieurs jours. Affectant de ne pas parler l’égyptien, il s’adressa à Djoser par l’intermédiaire de son interprète. L’Horus n’ignorait pas qu’il connaissait la langue de la Vallée sacrée, mais c’était une manière pour Mokhtar-Ba de se placer sur un pied d’égalité avec son hôte. Sans être dupe, Djoser ne réagit pas.
À la suite d’éloges dithyrambiques, le roi chypriote en vint à l’objet de sa visite. Il sollicitait une aide de son ami, le roi de Haute- et de Basse-Égypte, pour nourrir son peuple qui se mourait de faim en raison de la sécheresse. Il savait de source sûre que Kemit regorgeait de réserves, et il désirait acheter du grain et quelques troupeaux. Il avait apporté dans ce but trois coffres remplis d’argent. Le grand Horus Neteri-Khet ne pouvait manquer d’être intéressé par cette proposition, car Mokhtar-Ba n’ignorait pas que les Égyptiens pensaient que les os de leurs dieux étaient faits de ce métal. Il était ainsi heureux de pouvoir contribuer à leur élever des temples.
Djoser dissimula un sourire : il était fort probable que cet argent provenait des somptueuses rapines opérées par les pirates chypriotes. Mais Mokhtar-Ba, emporté par sa propre éloquence, poursuivit. Les dieux eux-mêmes, ajouta-t-il, considéraient d’un regard favorable l’alliance entre les deux puissants royaumes. N’avaient-ils pas permis à son fils Tash’Kor de rencontrer la plus belle des princesses égyptiennes, et d’en tomber éperdument amoureux ? Il avait confié à son père qu’il désirait l’épouser. Mokhtar-Ba avait aussitôt donné son accord, car il ne fallait pas contrarier la volonté des dieux. Aussi était-il prêt, si ce mariage agréait à l’Horus et à la très belle reine Nefert’Iti, à accueillir la jeune princesse Khirâ dans son palais, comme la fille que les dieux lui avaient refusée jusqu’à présent. Tash’Kor s’avança, ce qui permit à Khirâ de le différencier de son frère.
Elle jeta un regard désespéré à sa mère. La vision des jumeaux lui inspirait une étrange sensation de malaise. Elle n’avait aucune envie de quitter Kemit pour se retrouver prisonnière d’un royaume dont elle ignorait tout. Et surtout, aucune main d’homme ne s’était encore posée sur elle. Thanys décela le désarroi qui l’habitait. Malgré sa silhouette aux formes sensuelles, son esprit demeurait celui d’une enfant de douze ans. Le prince de Chypre ne s’était pas rendu compte de sa jeunesse. Elle glissa quelques mots à Djoser, qui adressa un sourire de connivence à Khirâ, pour la rassurer. La fillette ressentit un vague soulagement, mêlé d’un inexplicable regret.
L’Horus médita quelques instants, puis donna sa réponse. Avec un mélange de diplomatie et de fermeté, il expliqua que le roi de Chypre avait été mal informé, et que les réserves de Kemit étaient à peine suffisantes pour assurer les prochaines semences. Les troupeaux eux-mêmes voyaient leur nombre diminuer inexorablement. En conséquence, il était impossible d’accorder au roi Mokhtar-Ba ce qu’il désirait. Enfin, la princesse Khirâ était bien trop jeune pour songer à se marier. Tout en étant flatté de la proposition, il ne pouvait accorder sa main au prince Tash’Kor. Cependant, afin d’apporter son aide à son visiteur, il consentait à lui fournir, sans aucune contrepartie, quelques jarres de blé et d’orge, destinées aux semences.
Mokhtar-Ba étouffa sa déconvenue, puis ordonna à ses serviteurs de remporter les trois coffres d’argent. Khirâ évita les yeux de Tash’Kor, qui ne cessait de la fixer. Son visage s’était figé sur une expression de colère rentrée qui provoqua chez la jeune fille une incoercible sensation d’angoisse.
Deux jours plus tard, les Chypriotes quittaient Mennof-Rê. Peu avant l’embarquement, Khirâ se rendit sur le port afin d’assister au départ. Intérieurement, elle se jugeait stupide. Elle n’avait rien à faire en ce lieu. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait : l’Horus avait refusé sa main à Tash’Kor. Alors, quelle force incompréhensible la poussait à l’apercevoir une dernière fois ? Le regard mauvais qu’il lui avait adressé avant de quitter le palais avait fait naître en elle une frayeur proche de la panique. Elle aurait voulu lui expliquer, lui dire qu’elle était très jeune, qu’elle aimait trop ses parents pour les quitter ainsi, qu’elle le connaissait trop peu. Puis elle se disait que Tash’Kor n’était qu’un barbare, un pillard qui rançonnait les navires égyptiens. Elle n’avait rien à faire avec une brute de cette espèce.
Rien…
Soudain, une silhouette se dressa devant elle. Une brusque poussée d’adrénaline lui bloqua la respiration. Tash’Kor, entouré de quelques guerriers chypriotes, la contemplait avec dureté.
— Ainsi, la princesse a obtenu gain de cause ! persifla-t-il. L’Horus Djoser n’a pas accepté que je t’épouse. Mokhtar-Ba est donc obligé de repartir pour Chypre les mains vides. Les dieux seuls savent quel accueil lui sera réservé par son peuple, qui a placé tous ses espoirs en lui. Je sais que vous pouviez nous aider. Tu aurais dû tenter de convaincre ton divin père. Mais tu n’as rien fait. Alors, tu devras penser chaque jour et chaque nuit aux enfants de mon île qui crieront de faim avant de mourir. Mourir par ta faute !
— Ce n’est pas vrai ! s’insurgea-t-elle. Crois-tu que les enfants des Deux-Terres soient mieux lotis ? Là-bas, dans le Sud, ils meurent par centaines !
— Tais-toi ! J’ai cru t’aimer, mais c’est un souvenir de haine que j’emporte de toi. Alors, prends garde !
Il lui montra d’un geste sec le bateau de son père.
— Tu vois cet homme en noir, là-bas ? Il s’appelle Jokahn. C’est le plus grand magicien que le monde ait jamais connu. Il a le pouvoir de déclencher la malédiction sur ton pays. Et il le fera, parce que je vais le lui demander. Bientôt, de grands malheurs s’abattront sur Kemit. Tu sauras alors qui les aura provoqués.
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et se dirigea vers son vaisseau. Pétrifiée, Khirâ n’osait plus faire un geste. Les paroles du jeune homme résonnaient dans sa tête comme une condamnation. Ce n’était pas possible, il ne pouvait pas la tenir pour responsable du refus de son père. Elle n’avait fait que repousser sa demande en mariage, parce qu’elle était trop jeune. S’il avait eu la patience d’attendre…
Puis elle rejeta violemment son image hors de son esprit. Il avait voulu lui faire peur. Ce n’était qu’un imbécile orgueilleux.
Pourtant, le soir suivant, le malaise qui l’avait saisie depuis l’arrivée de la délégation chypriote s’était amplifié. Malgré le calme apparent revenu sur la cité, il lui semblait discerner les menaces obscures qui se levaient au loin, et qui bientôt fondraient sur le Double-Royaume.
Au fil des mois qui suivirent, elles parurent pourtant s’estomper. Jusqu’au jour où elles resurgirent sous une forme aussi inattendue que terrifiante.